08 09 2024
Une Impératrice à la maison...
Alexandra et Alex. Alexandra Dols et Alex Mesnil. Une résidence courte, mais d’une densité rare. Pour la première fois, depuis que la maison du Goupillou s’ouvre aux expérimentations écrites ou scéniques des artistes du clavier, la salle de nos compagnons de Beaurecueil Forge de la poésie a autant servi que les ordinateurs et le WIFI. En curieuse « petite souris », j’ai observé. De loin, de plus près... Beaucoup de perplexité, de saines incompréhensions. Je sentais Alexandra, la porteuse du projet, hésitante quand un tiers lui demandait un classique « ça parle de quoi ? ».
Je voyais Alex, comme celui qui prenait du recul, réfléchissait à la solution la plus... ou la moins... Puis, tous les deux filaient à la Forge, expérimenter ce qu’ils venaient de « fabriquer » ou d’écrire. Ils prenaient des sons avec des téléphones, Alexandra improvisait des mots chuchotés ou rappés. Elle dansait. Elle krumpait. Oui, Alexandra krump.* Née avec le siècle dans les quartiers pauvres de Los Angeles, cette danse non-violente est une manière d’exprimer autant que de canaliser sa rage, sa haine ou sa colère.
La « petite souris » avait du mal à relier les sons, les paroles, les gestes... Qu’importe, les résidents sont les maîtres de leur création. Au fait, création est un mot important. Quand on demande à Alexandra sur quel type de spectacle elle travaille... Théâtre ? Improvisation ? Conte musical ? Rien de tout cela, simplement sur une création.
Partageant sur le pouce un repas, Alexandra explique qu’une autre flèche à son arc est d’être documentariste. Que quelques années auparavant elle réalisa un film tourné en Palestine : « Derrière les fronts : résistances et résiliences en Palestine »
… toujours, un pays a une armée
Israël, c’est une armée qui a un pays...
Entre œil de Moscou et Big brother, bienvenue en Palestine !
« Derrière les fronts : résistances et résiliences en Palestine » est une immersion dans le quotidien des Palestiniens, immersion aussi dans leur cerveau, leur âme, leurs tripes. Alexandra Dols rencontra et recueillit la confiance de psychologues, d’universitaires, d’un homme d’église chrétien, d’une militante homosexuelle, de « gens du peuple » qui lui confièrent le fruit de leurs études et expériences ou « simplement » le souvenir de leur emprisonnement ou d’un acte répressif injustifié infligés par l’armée israélienne. La toute-puissance des uniformes, le droit permanent à l’injustice, les humiliations répétées, l’isolement des prisonniers, les positions qu’on leur inflige pour qu’ils se fassent mal eux-mêmes, la position de la banane... Un classique, parait-il !
Puis vint le Sumud, ce mot que la presse internationale devrait utiliser plus souvent. Mot aux multiples facettes et tiroirs : sont Sumud, les actes de résistance non-violents, ceux qui maintiennent la cohésion de la société palestinienne, les actes qui défient l’oppresseur... Loin, très loin des attentats et des engrenages mortifères.
Film puissant, froid, ne cherchant pas « le » sensationnel, encore moins la confrontation religieuse... Terrible et par certains côtés apaisant. Comme ce boulanger palestinien à la barbe impressionnante – il demande aux Français de ne pas l’assimiler à Daesh à cause d cette dernière – qui, juste sorti de prison, raconte sa grève de la faim comme un sage philosophe donnerait un cours à ses disciples.
Monsieur, j’aurais voulu vous serrer la main.
Et là, tout s’éclaire. Pourquoi Alexandra Dols est si émue, hésitante et si visiblement touchée par ce texte qu’elle accouche. Pourquoi le rôle d’Alex Mesnil est si précieux. Comme un « coach » sportif qui canaliserait l’énergie trop vibrante de son athlète. La création prend sa source dans ce film qui a une dizaine d’années. Alexandra invente une histoire de science et de fiction où son personnage, l’Imbratura*, lutte pour retrouver sa souveraineté dans un monde divisé en une zone d’être et une zone de non-être. Zone de droit et de non droit ? L’amoureuse d’imbratoura vit en zone de non-être... Comment vivre son homosexualité dans ces fractures sous surveillance ? Comment survivre sans faire appel à un mysticisme bienfaiteur, ici l’Islam est à la fois réconfort et outil de lutte... Comme l’écrit Alexandra Dols : « Dans cette dystopie, l’Imbratoura peut compter sur sa foi comme boussole, son verbe haut, ses allié.es (sœurs, fée, drag-queen et danseur.es) et le krump comme danse aux pouvoirs d’élévation... c’est un spectacle hybride pour parler de l’ombre, du secret, de la clandestinité et des placards : leur puissance stratégique et leur pouvoir d’asphyxie. Une esthétique de la résistance pour nourrir l’autodéfense et faire fleurir des guérisons. »
Les deux Alex quittèrent la maison du Goupillou soulagés d’avoir « réglé », « solutionné », « harmonisé » de nébuleuses interrogations. Dès leur retour à Paris, ils participeront à une courte résidence avec leur chorégraphe, Wrestler, puis se replongeront dans les écritures. Cap vers le mois de mars, une première représentation de la création aura lieu au Théâtre National de Bruxelles. Alexandra sera seule en scène avec sa batterie de personnages et d’esprits tambourinant sur les parois de son cerveau...
* KRUMP : Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise (kingdom = royaume ; radically = radicalement ; uplifted = levé, élevé, soulevé ; mighty = puissant ; praise = éloge).
* Imbratura : Impératrice en arabe.